Les retrouvailles furent encore plus tendres que prévu. Fiona qui d’ordinaire ne regardait qu’en avant, vers la mer ou vers la toile de son père, Fiona qui ne se retournait jamais, Fiona me vit arriver de loin. Me guettait-elle ? M’attendais-elle ?

– Papa, voici Adam !

– Ah, Adam, quel bonheur !

La joie nous encombrait tant que, pour ne pas être ridicules, nous nous sommes embrassés. Hannibal fit fraîchement résonner ses baisers sur mes joues tandis que Fiona, rougissante, me frôlait.

– Comment va notre voyageur ?

– Je ne veux plus voyager, répondis-je. Je ne souhaite que venir ici, chaque jour, et contempler le monde à travers la fenêtre de votre toile.

– Très bien, alors je continue, dit le paysagiste. Nous parlerons plus tard.

Hannibal s’était donné comme tâche de fixer sur la toile cet instant où l’air n’est ni marin ni terrestre mais où il est l’air de la plage. Il y avait deux facilités qu’il voulait éviter : représenter l’air du grand large, un air léger, marin de part en part, salé, iodé, azuréen, ou reproduire l’air terrestre, un air pesant, saturé, gonflé d’effluves, où remontent les parfums du sol, des végétaux et des activités humaines, plus une haleine qu’un air. Lui voulait fixer l’air limitrophe, l’air de la plage, un air pour crabes et pour lichens, là où deux mondes se joignent. Par un mélange de verts, de bruns et de bleus, il y parvint avant le soir. Fiona et moi ne cessions de nous extasier sur sa réussite.

– Assez de compliments, dit Hannibal en dirigeant vers moi ses beaux yeux bleus pâlis par la vie. Parlons de notre cher Adam. Nous avons lu les journaux, Fiona et moi, et nous avons suivi l’affaire.

– L’affaire ?

– Le bruit qu’a fait Zeus-Peter Lama à Tokyo. Comme d’habitude. Quel est ton point de vue ?

– Mon point de vue ?

– Tu ne vas pas me dire que, même si tu travailles pour Zeus, tu partages ses opinions. J’ai trop confiance dans ta sensibilité pour le croire. Tu parles toujours de peinture en allant droit à l’essentiel.

– Quand je parle de la vôtre, peut-être. Quant à Zeus-Peter Lama, je… je ne suis pas impliqué de la même façon.

– C’est-à-dire ?

– Je n’ai pas d’avis. Je ne sais pas avec précision ce qu’est son art. D’ailleurs je m’en moque. Il me suffit que les autres estiment que c’en est.

– Selon toi, est-ce de l’art ?

– Ce n’est peut-être pas beau mais…

– Non, je ne te parle pas de ça. Beau ou laid, peu importe, du moment que cela existe et fait rêver. Sa dernière sculpture par exemple : qu’en penses-tu ?

Il me considérait en souriant avec ses prunelles opalines, attendant ma réponse. Je jetai un regard inquiet à Fiona qui, choquée par la tournure violente que prenait la conversation, vola à mon secours.

– Papa, je crois que tu ennuies Adam.

– Non, je ne l’ennuie pas. Je le gêne mais je ne l’ennuie pas. Quel jugement portes-tu sur sa dernière sculpture ?

– C’est-à-dire…

– L’as-tu vue ?

– Pas sous tous ses aspects…

– Peu importe, l’as-tu vue ?

– Oui.

– Eh bien, qu’en penses-tu ?

Je baissai la tête et fixai le sable entre nous. Comment un homme que j’aimais tant pouvait-il se montrer si cruel avec moi ?

Il continua sans noter mon trouble.

– Eh bien, je vais te dire ce que j’en pense, même si toi, parce que tu es bien élevé, tu n’oses pas : c’est nul ! Esthétiquement, c’est de la crotte. Humainement, c’est de la merde.

La lutte contre les larmes m’empêchait de répondre. Croyant que je l’approuvais, Hannibal continua avec violence :

– Zeus est bien trop intelligent pour croire lui-même une seule seconde à ce qu’il fait. Cynique, calculateur, il ne cherche pas à construire une œuvre, il cherche le succès. Or le succès, c’est d’ordinaire quelque chose qui ne vient pas de l’artiste mais du public. Depuis quarante ans, Zeus force le public à avoir une réaction à son travail, il le mobilise en permanence pour fabriquer une rumeur qui ressemble à de l’approbation. Puisque le scandale est un accélérateur médiatique, il cherche l’idée qui choque. Puisque les gens assimilent ce dont on parle à ce qui vaut, il fait parler de lui pour qu’on ne doute plus de sa valeur. Puisque l’observateur pressé peut confondre la qualité de l’ouvrage avec la quantité de commentaires, il appelle les commentaires tous azimuts. Puisque les imbéciles croient qu’être moderne c’est être révolutionnaire, il prétend sans cesse rompre avec le passé et inaugurer une ère nouvelle. On croit qu’il pose des bombes en art, il se contente d’allumer des pétards. Sa carrière, il ne la fait pas dans son atelier, il la fait dans les médias ; ses pigments, ses huiles, ce sont les journalistes, et là, il est, sinon un grand artiste, du moins un grand manipulateur. Avec cette sculpture, sa dernière, il se poursuit et en même temps il se dépasse, il franchit une frontière, il s’installe dans le terrorisme, il devient criminel. Même les plus grands salauds de l’Histoire ont l’air d’anges auprès de lui. Proposer à un homme de devenir un objet ! Et quel objet ! Le triturer, le torturer, le violer, le déshumaniser, lui arracher toute apparence naturelle ! Quand il se rendra compte de ce qui lui arrive, ce jeune homme sera terrassé. Il a perdu sa place d’homme au milieu des hommes. Il ne sera plus qu’un immonde intouchable. Il aurait mieux valu que Zeus-Peter Lama lui opère cerveau pendant qu’il y était, qu’il l’équarrisse, qu’il lui laisse le moins de lucidité possible. Parce qu’un petit peu de conscience, c’est toujours une conscience. Une flammèche, c’est encore du feu ! Le pauvre garçon avec lequel il a scellé ce pacte infâme aura un réveil douloureux. Néron était un artiste plus honnête lorsqu’il mettait Rome en flammes pour le plaisir du spectacle : les Romains pouvaient fuir ou mourir. Zeus-Peter Lama, lui, a besoin que sa victime soit vivante ! C’est le Diable ! Il droguera ce malheureux pour l’empêcher de se tuer. Je me réveille la nuit en songeant à cette existence sacrifiée sur l’autel des vanités et du succès, je compatis avec celui dont il s’est servi pour façonner son immonde sculpture… cet… comment l’appelle-t-il déjà… son…

– Adam bis, fis-je d’une voix étranglée.

– Adam bis, c’est ça. Tiens, je n’avais pas fait le rapport : elle porte le même prénom que toi.

– Mais c’est moi.

Hannibal allait continuer sur sa lancée, il avait déjà la bouche ouverte sur la phrase suivante lorsqu’il comprit ce que je venais de dire. Il resta immobile, comme suspendu, un nœud à la gorge.

Fiona lui tapota alors l’épaule.

– Papa, je ne te l’ai jamais dit parce que ça ne me semblait pas utile jusqu’ici. Cependant notre Adam, l’Adam que nous aimons et dont la compagnie nous manquait ces derniers jours, est… Adam bis.

Hannibal se cacha le visage dans les paumes et poussa un gémissement.

– Mon Dieu, que viens-je de faire ?

Il m’attrapa la main et, en tremblant, la porta à ses lèvres.

– Pardon… pardon… je ne savais pas… je ne voulais pas… pardon.

Ses larmes mouillaient mes doigts. Je me tournai vers Fiona pour qu’elle m’expliquât ce qui se passait.

– Papa est aveugle, dit-elle.

Je considérai Hannibal et je compris soudain que l’azur laiteux de son iris, la fixité de son diaphragme, l’imprécision rêveuse de son regard n’étaient que les portes insensibles de deux yeux morts.

– Il ne connaît de vous que votre présence, vos réflexions et votre voix. Lorsque je lui ai lu les articles qui vous concernaient, j’ai été lâche, je lui ai décrit le… le travail de Zeus-Peter Lama… sans préciser qu’il s’agissait de vous.

– Pourquoi ?

– Parce que, pour moi, vous n’êtes pas celui-là. Vous n’avez rien à voir avec… cette apparence.

Hannibal, en tenant ma main, venait de se rendre compte à quel point elle était… différente. La stupeur s’ajoutait aux larmes. Pis : la curiosité. Il se mettait, malgré lui, à me tâter, à m’évaluer, à remonter sur mon avant-bras… Je me retirai comme on échappe au feu.

– Non ! criai-je.

– Pardon.

Il s’accrocha à sa fille pour se relever.

– Rentrons, Fiona. J’ai fait assez de bêtises. J’ai honte.

Fiona rangea prestement les pinceaux, les chiffons et les tubes. Hannibal pivota vers moi ses yeux qui ne voyaient pas et me demanda d’une voix incertaine :

– A demain ?

– Je ne sais pas.

Il hocha la tête, montrant qu’il comprenait. Il répéta cependant :

– À demain, j’espère. Si vous voulez, je vous raconterai comme je vous voyais.

Il adressa un grand sourire dans ma direction. Sentant sa peine, je me forçai à le lui rendre. Comment le perçut-il ? Il s’exclama aussitôt :

– Merci !

Fiona, les sacs et le chevalet sur le dos, la toile du jour sous l’aisselle, lui offrit son bras et ils s’éloignèrent. Je comprenais mieux leur marche désormais ; il ne s’appuyait pas seulement sur elle, il se faisait guider.

Quand ils eurent disparu, juste devant moi, dans le sable humide, les empreintes de nos pieds, à Fiona et moi, attirèrent mon regard : mes pieds d’homme larges et lourds, ses pieds de femme, fins et cambrés, près l’un de l’autre, presque à se toucher, parfois se recouvrant l’un l’autre. Entre, je découvris un mot griffonné à la hâte sur un papier : « Ici, ce soir, à minuit. Fiona. »